Mon blog professionnel, à l'attention des dirigeants d'entreprises, fait un point régulier sur les questions de management, gestion des crises. Il suit de près l'actualité sociale, les risques psychosociaux et les négociations en cours
Edgar Morin
La voie – Pour l’avenir de humanité
Fayard, 2011.
Le Bouddhisme, le zen, les philosophies orientales sont à la mode. Edgar Morin n’y échappe pas en intitulant son ouvrage « la Voie » et en le plaçant sous la lumière du proverbe zen, « la grande Voie n’a pas de porte. Des milliers de routes y débouchent ». Mais, le plus intéressant dans ce texte tient dans la reprise que fait de son approche systémique. Une occasion pour nous de renouveler la promenade à travers ce qu’il nomme la pensée complexe.
À titre de prolégomènes, il faut constater la difficulté qui existe à penser le présent, d’autant que les processus en cours sont accélérés et que nous nous trouvons face à leur mondialisation laquelle, tout en s’étendant à l’intégralité de la planète ou peu s’en faut, induit d’innombrables inter-rétro-actions entre de nombreuses dimensions (économiques, sociales, démographiques, politiques, idéologiques, religieuses…). Parallèlement, nous devons considérer nos carences cognitives liées, notamment, à la désintégration-spécialisation de la connaissance et aux limites du l’occidentalo-centrisme. Ces carences ne nous permettent pas d’embrasser convenablement la crise complexe à laquelle le monde est confronté : désintégration des empires, crise écologique, démographique, crises des croyances et crises du progrès et du développement.
Vers l’abîme ou la métamorphose ?
Certains peuvent en déduire que nous courons vers l’abîme. D’autres, comme Morin, tentent de trouver, à travers un certain nombre de signaux faibles et malgré les risques existants, les voies et moyens d’un rebond de l’humanité. Car, « quand un système est incapable de traiter ses problèmes vitaux, il se dégrade, se désintègre ou alors il est capable de susciter un méta-système » apte à le métamorphoser. Or, il existe déjà, sur tous les continents, un bouillonnement créatif, une multitude d’initiatives locales, allant dans le sens de la régénération dans tous les domaines évoqués. Toutefois, elles demeurent dispersées et s’ignorent les unes les autres quand il faudrait les recenser pour ensuite les relier et les stimuler.
En lieu de quoi, notre mode de connaissance nous limite à des oppositions binaires : mondialisation / démondialisation, croissance / décroissance… S'il faut que se constitue la conscience de notre communauté de destin (la « terre-patrie », pour reprendre l’expression de Morin), il faut aussi promouvoir simultanément le global et le local à travers, l'alimentation de proximité, les artisanats locaux, les commerces de proximité, le maraîchage périurbain, les communautés locales et régionales. Du même coup, le monde humain doit évoluer en spirale, retourner partiellement au passé pour repartir vers le futur.
L'orientation croissance/décroissance signifie qu'il faut faire croître les services, les énergies vertes, les transports publics, l'économie sociale et solidaire, les aménagements d'humanisation des mégapoles, les agricultures et élevages fermiers et biologiques, mais décroître les intoxications consommatoires, la nourriture industrialisée, la production d'objets jetables et non réparables, le trafic automobile, etc.
Les raisons d’espérer
À regarder le monde aller, Edgar Morin aperçoit cinq raisons d’espérer :
1 – le surgissement de l’inattendu et l’apparition de l’improbable qui nous ferait brusquement changer de paradigme ;
2 – les capacités auto-régénératrices de l’humanité ;
3 – les vertus de la crise susceptibles de pousser le système jusqu’à sa déstabilisation libératrice ;
4 – le fait « la où croît le péril, croît aussi ce qui sauve » ;
5 – l’aspiration multimillénaire à l’harmonie qui pourra rejoindre la Voie vers la métamorphose.
On le constate, une compréhension systémique du fonctionnement de notre époque, ajoutée à un certain optimisme fondé sur les capacités de régénération, présentes dans l’homme et la société, permettent à l’auteur d’envisager une approche conceptuelle convaincante et porteuse d’espoir. À l’évidence, les solutions concrètes qu’il s’impose d’esquisser peuvent laisser plus sceptique.
Les voies de la Voie
Reprenant diverses propositions formulées dans des ouvrages antérieurs, il appelle de ses vœux, pour commencer, une réforme politique qu’il nomme la « politique de civilisation » (dont N. Sarkozy avait occasionnellement repris la formule mais pas les orientations). Celle-ci commencerait par une « politique de l’humanité », fondé sur le caractère indissoluble de l’unité et de la diversité humaine, conjuguant une réforme de l’ONU, une politique de soutenabilité et un meilleur partage du développement.
Elle se prolongerait, en matière économique, par un « conseil de sécurité économique » assurant la régulation planétaire des mouvements financiers et le développement d’une économie plurielle. S’y ajouteraient des réformes sociales allant de la dé-bureaucratisation à la lutte contre la misère au niveau mondial associées à un renforcement des instances locales.
En termes de pensée, une réforme s’impose fondée sur la reliance des connaissances aujourd’hui éparses, associée à une réforme de l’éducation. Enfin, une « réforme de la vie » est souhaitée fondée, notamment, sur la réduction de l’urgence et du mouvement de « prosaïsation » de la vie. Le tout serait couronné par une réforme morale appuyée sur la réduction des égoïsmes, le civisme et une « éthique du genre humain ».
La nécessaire approche stratégique du changement
Il est clair que, si certaines orientations sont souhaitables, dans le passage de la pensée à l’action, Edgar Morin reproduit la difficulté traditionnelle du « prince-philosophe ». Notamment parce que, contrairement aux fondements mêmes de sa théorie, il abandonne la pensée systémique pour retrouver une approche causale dès lors qu’il s’agit de songer aux mises en œuvre possibles. Il néglige également la dimension stratégique qu’il conviendrait d’introduire dans une philosophie systémique de l’action, tant il est vrai que toute évolution ne suit pas un cours régulier non plus que, même réussie, elle n’atteint jamais son objectif optimal et s’installe dans des solutions sous-optimales mais acceptables que les anglo-saxons nomment le satisficing.