Mon blog professionnel, à l'attention des dirigeants d'entreprises, fait un point régulier sur les questions de management, gestion des crises. Il suit de près l'actualité sociale, les risques psychosociaux et les négociations en cours
On se souvient du Jean-François Billeter des Leçons sur Tchouan-tseu et de son approche en même temps culturelle et intimiste de la traduction d'un auteur aussi ancien, sur lequel aussi peu de données historiques sont disponibles. Apparaissait chez lui tout à la fois une éthique et une esthétique de la traduction centrée sur une approche patiente de l'environnement de l'auteur et, dans le même temps, le conduisant à postuler que la communauté humaine qui nous lie à un auteur demeure le meilleur guide pour transposer sa pensée dans une langue différente et à plusieurs siècles de distance. Cette posture pénétrante est encore au travail dans Chine trois fois muette, l'essai que les éditions Allia ont réédité en 2010 et que les faits n'ont pas démentis depuis sa première publication en 2000.
L'angle d'approche de Jean-François Billeter apparaît d'une absolue clarté : contrairement à ce que de nombreux sinologues postulent, ce pays n'est pas isolé du monde, pas plus incompréhensible ni spécifique qu'un autre; et, surtout, il se trouve emporté dans le même mouvement de marchandisation et d'internationalisation à l'oeuvre partout ailleurs, depuis au moins la Renaissance. Ce phénomène qui domine le mouvement du monde, Billeter le nomme la raison économique. Telle est la logique qui a dominé le monde capitaliste autant que le monde communiste à l'époque de sa splendeur. Telle est également la logique qui s'est imposée en Chine depuis la période des Cent Fleurs (1957). C'est alors qu'y naquit L'Homme nouveau, tout entier tourné vers la production industrielle. Dans le discours officiel, la bataille de la production s'identifia alors à la Révolution.
Mais, dans la réalité, c'est l'inverse qui se produisit. Les méthodes révolutionnaires (segmentation du travail et objectifs quantitatifs censés être mobilisateurs) assujettirent la société à une stricte logique productiviste. Au point que, partout, les cadres du Parti, pris dans l'enthousiasme collectif et surtout désireux de ne pas apparaître "modérés", s'engagèrent (notamment en agriculture) à réaliser des quotas exhorbitants. Comme, le moment venu, ceux-ci ne furent pas atteint et qui leur était aussi impossible de se déjuger que de mettre en cause, même indirectement, la folie du mouvement engagé, il ne leur resta plus comme solution que d'affamer les paysans pour tenir leurs objectifs. Tel fut le facteur principal de la plus grande famine de l'histoire mondiale, entre 1959 et 1961. Une famine qui a frappé la Chine entière et non l'une ou l'autre de ses régions, faisant entre 30 et 43 millions de morts.
Voilà qui donne à réfléchir sur notre responsabilité collective, chacun à notre place, dans la course aux objectifs et à son esthétique du chiffre absolu, elle-même esclave d'une productivité qui ne poursuit rien d'autre que sa propre incrémentation. Voilà qui rappelle combien chacun est tout à la fois victime et coupable de son propre zèle. Voilà enfin qui nous oblige à repenser la place respective du travail et de son résultat. Un vaste champ qui nécessite débats et confrontations, tant il est vrai qu'il mérite à la fois de la mesure et de la volonté, de la détermination et de la patience pour transformer un présent boîteux en un meilleur futur, sans courir le risque du retour en arrière de l'histoire.