Mon blog professionnel, à l'attention des dirigeants d'entreprises, fait un point régulier sur les questions de management, gestion des crises. Il suit de près l'actualité sociale, les risques psychosociaux et les négociations en cours
L’entreprise, et en premier lieu les managers de proximité, ont une obligation de vigilance à l’égard des symptômes de risques psychosociaux. À cet égard, il peut être utile de conserver à l’esprit la forme que prend généralement la dégradation psychique lorsque se met en place une dynamique délétère.
En revisitant nos expériences, nous pouvons décrire ce processus selon neuf stations d’un chemin de croix malheureusement trop quotidien. À chaque étape, si rien n’est entrepris, sa mécanique négative s’accélère tandis que se renforcent ses mécanismes de défense.
Station 1 - L’inhibition
Tout commence par un salarié qui n’arrive plus à assumer ou à trouver seul la solution à une difficulté rencontrée dans son travail. Progressivement, il perd son niveau d’assertivité et de professionnalisme en atteignant, sur un point particulier de sa fonction, une forme de seuil d’incompétence -pour reprendre le vocabulaire de Lawrence J. PETER-. Il se trouve alors dans une incapacité momentanée à surmonter seul cet obstacle.
Or, la difficulté est grande pour le manager est de repérer cette inhibition quand son activité le contraint à agir en mode réactif sous la pression de l’urgence. Pourtant, beaucoup se joue là car un simple recadrage suffit la plupart du temps. Mais sans ce recadrage, la pression risque d’enfler pour le collaborateur, jusqu’à produire un stress perturbant. Et, si le manager n’intervient pas à ce niveau, le processus a tout lieu de continuer jusqu’à glisser vers le stade suivant.
Station 2 - La perte de confiance
C’est alors que le collaborateur commence à perdre confiance en lui-même et dans son équipe à laquelle il ne sait plus demander de l’aide. Le fait d’avoir « calé » sur un point précis de son travail, s’ajoute à d’autres difficultés qu’il n’arrive plus à maîtriser. L’absence de vigilance du manager dans ce moment-là de son histoire professionnelle peut le conduire à perdre « pied » et se mettre en retrait.
Les risques psycho-sociaux traduisent, le plus souvent, une accumulation d’effets stressants. Il commence à réellement douter de son niveau de compétence professionnelle, de son adaptation à son poste, et il s’interroge sur sa réelle légitimité professionnelle. Ses efforts répétés sans résultat et ses interrogations sans réponse augmentent son niveau de fatigue, et altèrent son comportement (mauvaise humeur, indisponibilité).
Fréquemment, on observe un début de prise de médicament, généralement des calmants, des décontractants ou des somnifères.
Si le manager ne repère pas les symptômes de la démotivation ni n’intervient à ce stade du processus, le processus de dégradation continue.
Station 3 - La perte de lucidité
Dans cette troisième étape, le salarié, après avoir perdu de son assurance et de sa confiance (en soi, dans les autres), commence à entamer son niveau de lucidité et de compréhension de ce qui est en train de se passer. Il commence à ressentir une certaine forme de « paranoïa » qui lui fait perdre la mesure des difficultés auxquelles il est confronté : il « grossit » la réalité et les conséquences des problèmes professionnels qu’il vit.
La non disponibilité du manager de proximité à ce moment névralgique du processus risque de le conduire à ne pas prendre suffisamment tôt la mesure de ce qui est en train de se produire et de la dégradation au travail. Plus encore, c’est l’ultime fois qu’il pourra intervenir pour installer une relation d’aide compréhensive et reconstructive pour son collaborateur.
À un niveau d’intensité supérieur, proche de l’état de panique, il commence à ne plus se situer professionnellement. Il compense plus qu’il n’intervient et son niveau d’anxiété est continuel. Il devient fébrile et susceptible, exagère l’importance et la portée de la moindre réflexion à son égard.
Les doses médicamenteuses augmentent, parfois accompagnées de prise de boisson ou de la consommation de cigarettes. Son entourage personnel commence à s’apercevoir du malaise occasionné par la situation professionnelle.
Station 4 - La victimisation
Le salarié, à présent engagé dans un processus qui le mobilise entièrement, devient revendicatif. Il remet en cause les moyens à sa disposition et l’organisation à laquelle il impute le motif de sa démotivation. Après s’être amèrement remis en cause, il va à présent se défendre en s’attaquant à son entourage, et dans un premier temps à ce qui en constitue l’environnement factuel, immédiat, technique et organisationnel de sa fonction.
Le comportement du collaborateur ne peut alors plus échapper au manager qui doit absolument intervenir pour arrêter le processus et empêcher son s’aggravation. À présent, il lui appartient de changer de posture en intervenant plus fermement, en élevant son niveau d’exigence et en imposant un cadre contraignant.
La posture du subordonné emprunte de plus en plus à ce que Pascal BRUCKNER nomme la victimisation (in, La tentation de l’innocence). Installé dans une posture de victime, le subordonné subit les effets destructeurs du stress quotidien. Il est continuellement confronté à l’énervement, la rancœur sa frustration, sa colère, la violence (celle qu’il subit et celle qu’il répercute). I
Les arrêts de travail commencent à se multiplier. L’entourage professionnel du subordonné commence à subir les effets de sa démotivation qui pèse sur l’ambiance au sein de l’équipe et sur le climat social.
A ce stade, le manager ne peut plus « passer à côté » des effets de la démotivation du subordonné. Mais s’il n’intervient toujours pas en imposant son niveau d’exigence, le processus continue. Irrémédiablement, la situation va « pourrir » et rapidement « déraper ».
Station 5 - L’agressivité
Dans cette situation, le collaborateur, à présent violemment entraîné dans le processus de désengagement, déplace l’objet de ses revendications et commence à remettre en cause les personnes, imputant à d’autres, à tort ou à raison, la responsabilité de sa démotivation. Le comportement du subordonné, devient largement perturbant pour l’activité et l’équipe.
Les risques psycho-sociaux, dans cette situation, sont devenus une réalité palpable. Les troubles du comportement sont visibles par tous, dans l’entourage du subordonné : irritable, vindicatif, les relations avec lui deviennent compliquées et fréquemment les sujets se transforment en quiproquos. Il se place de plus en plus en plus dans une posture en retrait, critique, voire caustique, envers toutes les personnes ou situations susceptibles de le remettre en cause.
Sa paranoïa se renforce (« les gens profitent de son absence pour lui nuire »). S’il multiplie les traitements et commencent à consulter plusieurs médecins, il n’est généralement pas encore prêt à engager un travail thérapeutique, niant sa part de responsabilité dans ce qui advient. Il élève son niveau d’exigence sur toutes les personnes de son entourage (collègues, encadrants, clients, fournisseurs).
Les collègues du salarié demandent au manager d’intervenir urgemment car la situation de travail se dégrade pour eux de façon alarmante. À ce stade, si le manager tarde à intervenir, ou s’il le fait faiblement, il prend la responsabilité de laisser la situation se dégrader.
Station 6 - Le conflit hiérarchique
Dans cette situation, le salarié, prisonnier d’un processus qui commence à le dépasser et laissé libre d’exprimer sa rancœur et son dépit va à présent s’en prendre directement à son manager, le rendant responsable, par son action (ou son inaction) de sa démotivation. La difficulté, pour le manager, porte sur le fait que la revendication du collaborateur le remet lui-même en cause.
La posture du manager, là encore, pour permettre au subordonné démotivé de rebondir, repose sur sa capacité à élever son niveau d’exigence. Mais il ne peut plus le faire, à ce stade, qu’en relation avec la DRH, ou son n+1 hiérarchique, qui doit pouvoir servir de médiateur ou de relai d’autorité.
On est souvent arrivé alors à une situation qualifiée de harcèlement. Dans ses ressentis, le collaborateur exprime son sentiment d’être harcelé, en cristallisant sa rancœur sur le manager.
Les arrêts de travail, les expertises auprès de la médecine du travail ou des médecins traitants ne peuvent que constater un haut niveau de stress et ses conséquences sur l’état de santé du subordonné. La posture de victime est généralement vécue à ce stade sur un mode passif destiné à être lu comme un témoignage de la violence dont a fait l’objet le collaborateur.
L’absence d’éléments tangibles dans le dossier (entretiens, recommandations, pistes de re-motivation, engagements réciproques) empêche le retour à la normal. La tension monte d’un cran et le dossier devient un cas particulier que les représentants du personnel évoquent régulièrement lors des réunions de Délégués du Personnel ou dans le cadre du Comité d’Hygiène et Sécurité.
Le manager est maintenant contraint d’intervenir sous la pression des partenaires sociaux avec le concours de la DRH.
Station 7 - Le retrait
Le salarié, dont la démotivation est évidente pour tout le monde, commence à se désengager de l’activité en ne respectant plus les conditions d’exercice de sa fonction. La difficulté, pour le manager, tient au fait que sa responsabilité est à présent engagée et que sa non–intervention passée ne lui permet plus d’intervenir en toute légitimité. La posture du manager doit évoluer, avec encore plus de fermeté et il lui appartient de sanctionner tout débordement.
Les risques psycho-sociaux sont alors très importants. Si le subordonné n’a pas dans sa vie privée l’occasion de compenser ou de rétablir une situation professionnelle insupportable, les risques peuvent, à tout moment, produire des comportements extrêmes. Car le salarié est entré dans un nouveau comportement à tendance mortifère. Son désengagement exprime tout le mal-être et le désespoir qu’il porte continûment en lui.
A ce stade, le manager peut être tenté de baisser les bras et de laisser la place à la DRH et aux services sociaux. Cette attitude ne peut qu’aggraver la situation en désocialisant le salarié. Si aucune solution n’est apportée à la situation, celle-ci peut encore malheureusement se prolonger et le processus continuer.
Station 8 - Le hors-jeu
Dans cette situation, le salarié, dont la démotivation crée un véritable handicap à l’activité (un « poids mort »), flirte avec les interdits. Sachant que le manager, qui n’est toujours pas intervenu efficacement, porte lui aussi la responsabilité des déviances, il mesure ses difficultés à se convaincre qu’il est encore possible de remédier à la situation. Il lui faudrait trouver et dépenser une énergie considérable pour faire rebondir son collaborateur, si tant est qu’il en ait encore envie certainement.
Les risques psycho-sociaux sont désormais extrêmes. Le salarié s’est mis en retrait de la vie du groupe, sa présence est très aléatoire (arrêts de travail, isolement). Son comportement mortifère devient provoquant, comme si, dans une réaction paradoxale de désespoir, il jouait avec les interdits dans le but de continuer à encore exister. Ses provocations sont autant d’appels à l’aide. Seul un recours extérieur (thérapeute, psy, médecin) pourrait ici maintenir un semblant d’équilibre.
L’état de santé du collaborateur devient épouvantable et il peut ne suit plus régulièrement les prescriptions médicales, ce qui lui provoque des états de crises ou des passages fréquents à l’hôpital ou auprès du médecin du travail.
La fonction du manager ne tient plus qu’à sa capacité à sanctionner tout débordement supplémentaire. Il doit intervenir pour sanctionner les hors-jeux, ne serait-ce que pour donner du sens au management du reste de l’équipe. Mais si la sanction n’est pas assortie d’un plan d’action permettant au salarié de s’en sortir, elle ne pourra mettre fin au processus en cours qui pourra encore s’aggraver.
Station 9 - La fuite suicidogène
Le salarié, démissionnaire dans ses actes et ses propos, est alors au fond du gouffre. Il s’exonère de toute contingence et s’affranchit de tout accord passé. Son absentéisme ou la violence de ses réactions sèment le désordre dans l’activité. Il a atteint un état potentiellement suicidaire. Le passage à l’acte ne dépend plus que d’une circonstance, parfois sans rapport avec l’importance des enjeux professionnels. Une décision, une réflexion, une annonce peuvent constituer autant d’effets déclencheurs d’un passage à l’acte.
Le comportement suicidaire est d’autant plus dangereux que la présence du collaborateur est irrégulière et que, lorsqu’il est présent, il a tendance à s’isoler et à se renfermer sur lui-même. Il parle peu, vit à l’écart et sur un rythme différent du reste de l’équipe. Seule la présence constante d’une oreille amie est susceptible d’éviter le pire.
La pression s’exerce sur le manager de la part de son entourage immédiat qui ne tolère pas son laxisme ou sa lâcheté. Il lui faut trouver une énergie considérable pour changer de posture et prouver sa détermination à sanctionner ce qu’il a cautionné parfois depuis un certain temps.
La concertation entre les recours extérieurs (famille, thérapeute, psy, médecin) et l’entourage amical du salarié peut permettre d’envisager un avenir, à très court terme, facilitant son changement de comportement et sa sortie progressive de son enfermement.
Rôle du manager dans la prévention primaire des risques psychosociaux
Il existe une réelle opportunité à militer dans les entreprises pour une prévention primaire des RPS centrée sur le management de proximité. À cet effet, plusieurs actions peuvent être envisagées :
> l’exemplarité du top management et celui de l’encadrement,
> une organisation du travail qui équilibre les exigences de la performance et de l’ergonomie,
> la qualité des relation qui privilégie la confiance,
> le niveau d’implication de chacun,
> la cohésion de groupe,
> une motivation individuelle et collective qui soutienne l’investissement de chacun dans sa mission.
La qualité de la proximité représente le meilleur moyen de lutter contre l’apparition de risques psycho-sociaux qui viennent continuellement entamer l’état de santé des salariés dans l’entreprise.
Dans cette période de forte pression sur les performances et de changements rapides d’organisation, il est nécessaire de doter les managers des moyens de s’assurer que leurs subordonnés peuvent contribuer à la performance collective à hauteur de leurs talents et compétences tout en préservant leur santé et leur appétit d’agir.