Mon blog professionnel, à l'attention des dirigeants d'entreprises, fait un point régulier sur les questions de management, gestion des crises. Il suit de près l'actualité sociale, les risques psychosociaux et les négociations en cours
Joan Tronto inscrit ses réflexions dans le mouvement du care, fondé sur une approche féministe de l’éthique (voir C. Gillighan). Sa spécificité réside dans la relation étroite qu’elle introduit entre éthique et politique. Ainsi, elle écrit : « … pour prendre la morale au sérieux, il nous faut cesser d’y réfléchir à travers sa seule dimension morale », et la comprendre « dans son contexte politique ».
S’intéresser au réel
Il s’agit pour elle de rompre avec la morale abstraite et distanciée dans la suite de Kant, pour s’engager dans une approche éthique, plus en lien avec ses dimensions émotionnelle, déictique et intersubjective. Le cœur de son travail se tient dans la problématique du traitement de « l’outsider » ou « l’autre distant ». Ainsi, « une première avancée de ce processus consiste à reconnaître que les frontières actuelles de la vie morale et politique sont tracées de sorte que les préoccupations et les activités des moins puissants sont exclues des préoccupations centrales de la société ».
Or, ce passage d’une morale d’essence supérieure et métaphysique à une éthique accrochée au réel, conduit à abandonner le dilemme traditionnel de l’autonomie individuelle ou de la dépendance pour un sentiment plus élaboré et plus contemporain de l’interdépendance humaine. Et, pour préciser sa conception du care (soit « sollicitude » ou « soin »), elle en distingue quatre dimensions, emboîtées l’une dans l’autre :
- se soucier (caring about), puisque le care implique d’abord le reconnaissance de sa nécessité (cf. Paul Ricoeur) et l’attention à l’autre
- prendre en charge (taking care of), qui manifeste la reconnaissance du fait qu’il est possible d’agir pour traiter les besoins insatisfaits en pleine responsabilité
- prendre soin (care giving), qui suppose la rencontre directe avec les besoins de sollicitude et exige une compétence humaine
- recevoir le soin (care receiving), c’est-à-dire reconnaître que celui qui reçoit le soin réagit (d’une manière ou d’une autre) au soin qu’il reçoit, tant il est vrai qu’il faut lui reconnaître sa capacité autonome de réponse.
De là découle une approche interactive, ou plutôt systémique et constructiviste de la relation d’attention à l’autre. Elle éclaire d’une lumière utile nos propres approches d’une éthique attentionnée de la relation, notamment dans les processus professionnels et dans le travail de coaching.
L’approche care
À l’évidence, ce regard éthique ne va pas sans engendrer une série de dilemmes que Joan Tronto éclaire de ses convictions sociales et de sa foi dans la qualité humaine de chacun, à commencer par les plus faibles et les plus vulnérables.
Elle est ainsi conduite à affirmer que le care ne peut se comprendre que sous la forme d’une rationalité pratique et qu’il ne faut pas détourner les yeux des conflits qu’il peut induire, à la différence de ce qui se passe dans nos bureaucraties qui ne traitent d’un sujet qu’en le tenant à distance, en le dématérialisant.
Ainsi, entrer dans une approche care, impose de renoncer au modèle pour accepter la dimension profondément locale et intime de toute relation humaine. Lorsque nous entrons dans cette rencontre que représente le coaching, c’est notre être entier qui entre en relation avec l’autre dans sa totalité, au sein d’un processus dont nous devons, certes, assurer la maîtrise, mais dont nous en reconnaissons la dimension processuelle, ductile et parfaitement interactionnelle. Nous voici alors, l’un et l’autre – caregiver et care receiver- placés exactement sur le même plan.
De ce fait, le care nous place en situation de fragilité. Une fragilité émotionnelle qui, paradoxalement, donne à la responsabilité relationnelle sa pleine puissance en termes de levier de changement. C’est l’émotion qui fait bouger la boule jusque là ankylosée.
De ces analyses émergent les principales valeurs du care
Ainsi, l’attention à l’autre, nécessaire au déclenchement de la première étape du care, le souci de l’autre, représente un réel accomplissement moral. Il se manifeste dans la suspension de nos objectifs personnels, de nos préoccupations, de nos ambitions pour nous ouvrir complètement à cet autre que nous rencontrons.
La responsabilité, indispensable à la prise en charge, deuxième étape du care, s’inscrit pour sa part dans un ensemble de pratiques plutôt que dans des règles formelles ou une série de promesses.
Quant à la compétence, elle est une notion morale à la racine de la prise en charge, troisième phase du care. Cette exigence revient à l’évidence à inscrire le care dans un conséquentialisme moral, au cœur, à notre sens, de toute éthique professionnelle.
Enfin, la capacité autonome de réponse, reconnue à l’autre dans la quatrième phase du care (recevoir le soin), renvoie à la notion de « protection des vulnérables », introduite par Robert Gooding, qui revient à comprendre les besoins de l’autre autrement qu’en se figurant à sa place.
On peut le constater, le soin repose sur la satisfaction des besoins (de l’autre ou de sa communauté ou encore de la société). Mais comment les déterminer ? En s’attachant à l’écoute de l’autre dans la relation interpersonnelle. Cependant, qu’en est-il du care en termes de société ? C’est là que l’éthique du care rejoint la théorie de la justice, si puissamment mise en évident par Rawls.
Et si l’éthique du care correspondait aujourd’hui à la mise en mouvement d’un nouveau pouvoir des faibles ?
Joan Tronto
Un monde vulnérable, pour une politique du care
E. la découverte – Coll. Textes à l’appui – Paris, 2009
Ed originale : Routledge – New York, Londres, 1993.