Mon blog professionnel, à l'attention des dirigeants d'entreprises, fait un point régulier sur les questions de management, gestion des crises. Il suit de près l'actualité sociale, les risques psychosociaux et les négociations en cours
Pour la plupart d’entre nous, l’organisation circonscrit le monde dans lequel nous vivons et le moyen cardinal de l’agir. Contre elle, nous nous élevons souvent en désignant sa complexité excessive, ses pesanteurs et son immixtion compulsive dans le territoire de nos libertés, en la qualifiant de kafkaïenne. Il demeure qu’elle recèle quelques qualités et une réelle nécessité.
Du grec organon (l’instrument, l’outil), elle désigne une mise en forme animée par la logique, laquelle est caractéristique d’une syntaxe, c’est-à-dire un ensemble de symboles constitutifs
d’une sémantique. Un langage en somme, dont les humains ont longtemps considéré qu’il était le réel. Toutefois, depuis l’école de Palo Alto et Paul Watzlawick[1], nous savons que inventons ce réel à travers une construction auto-référencée, aussi peu assurée que les ombres de la caverne platonicienne, mais qui autorise l’action performative.
Avec le temps, plusieurs types de structures, majoritairement verticales, ont imposé leurs logiques successives : hiérarchiques, fonctionnelles, divisionnelles. Puis est venu le temps du matriciel quand il a fallu utiliser avec efficience des ressources humaines rares tout en valorisant le business et ses fameux « livrables ».
Structures matricielles
Une structure matricielle[2] vise à synthétiser hiérarchie et fonctionnalité, pour les optimiser. Ce modèle est apparu sous l’impulsion d’entreprises en quête d’une organisation favorisant un meilleur emploi des ressources et une productivité accrue. Au moment de la conquête de l’espace, la NASA a notamment été refondue sur un modèle matriciel pour gagner en efficacité. Flexible et adaptable, l’organisation matricielle est aujourd’hui, une structure très répandue, privilégiée par les grandes entreprises internationales.
Elle demeure toutefois une forme d’organisation complexe qui ajoute à la chaîne de commandement verticale, une autorité horizontale.
Particulièrement adaptée à la logique projet, il n’en demeure pas moins qu’elle redouble la hiérarchie ce qui induit sa principale faiblesse. Diluée, l’autorité y est moins intelligible, surtout quand il n’existe pas de consensus sur les grandes orientations. Le modèle matriciel produit ainsi injonctions contradictoires, perte de sens et conflits de loyauté que les salariés doivent subir.
Pour remédier à cette difficulté, la direction est tentée de se raidir en renforçant les contrôles tout au long de la chaîne d’autorité et la pression subie aux différents niveaux de l’organisation.
Complexité
La mise en place d'organisations matricielles répondait à l’objectif de casser les silos rigides et les baronnies, territoriales ou techniques. Car, la valeur aujourd’hui se crée dans la qualité de la transmission d'information et la capacité à travailler ensemble.
Mais la bonne idée vire souvent à l’usine à gaz. Chacun voit la complexité de sa vie quotidienne s’accroître proportionnellement au nombre de ses chefs. La charge de travail augmente, également, en fonction du nombre de supérieurs dont chacun éprouve le besoin vital d’émettre des directives particulières.
Autrement dit, si les attitudes n'ont pas évolué, s'installe un jeu de pressions directes et indirectes entre acteurs dont le collaborateur devient le réceptacle impuissant. Y prospèrent également les manoeuvres manipulatoires. Les collaborateurs, également, qui reçoivent des messages contradictoires et se prennent à gérer, voire entretenir, les rapports de forces entre leurs chefs. Si les pratiques collaboratives n’y sont pas puissantes, les organisations matricielles amplifient donc les défauts de toutes les autres. Le temps passé aux interfaces est plus celui de la confrontation que celui de la collaboration. De ce fait, il n'y a rien de pire que de faire évoluer les organisations sans faire évoluer les hommes qui les habitent.
Organisations agiles
Depuis 2001, les mots "agile" et "agilité" ont pris, à la faveur de la crise économique, un sens tout particulier dans le monde des organisations[3]. Cette année-là, dix-sept experts du développement d’applications informatiques rédigent un manifeste, l’Agile manifesto, destiné à dépasser les modes traditionnels de développement, périmés selon eux. Leur profession de foi repose alors sur le terme "agile".
Le Manifeste Agile qu’ils rédigent s’appuie sur 4 valeurs, dont découlent 12 principes. Les quatre valeurs retenues sont présentées chacune en opposition avec la pratique qu’elle doit dépasser :
> les individus et leurs actions plus que les processus et les outils
> du logiciel qui fonctionne plus qu’une documentation exhaustive
> la collaboration avec les clients plus que la négociation contractuelle
> l’adaptation au changement plus que le suivi d’un plan.
Ses 12 principes se formulent ainsi :
> Notre plus haute priorité est de satisfaire le client en livrant rapidement et régulièrement des fonctionnalités à grande valeur ajoutée.
> Accueillez positivement les changements de besoins, même tard dans le projet. Les processus agiles exploitent le changement pour apporter un avantage compétitif.
> Optez pour des démarches opérationnelles avec des cycles de quelques semaines à quelques mois et une préférence pour les plus courts.
> Les utilisateurs ou leurs représentants et les développeurs doivent travailler ensemble quotidiennement tout au long du projet.
> Réalisez les projets avec des personnes motivées. Fournissez-leur l’environnement et le soutien dont ils ont besoin et faites-leur confiance pour atteindre les objectifs fixés.
> La méthode la plus simple et la plus efficace pour transmettre de l’information à l'équipe de projet et à l’intérieur de celle-ci est le dialogue en face à face.
> Un projet opérationnel est la principale mesure de l’avancement.
> Les processus agiles encouragent un rythme de développement soutenable. Ensemble, les commanditaires, les développeurs et les utilisateurs devraient être capables de maintenir indéfiniment un rythme constant.
> Une attention continue à l'excellence technique et à une bonne conception renforce l’agilité.
> La simplicité – c’est-à-dire l’art de minimiser la quantité de travail inutile – est essentielle.
> Les meilleures architectures, spécifications et conceptions émergent d'équipes auto-organisées.
> À intervalles réguliers, l'équipe réfléchit aux moyens de devenir plus efficace, puis règle et modifie son comportement en conséquence.
Une organisation agile, fondée sur ces valeurs et principes, devrait être capable de prendre des risques pour conquérir de nouveaux marchés. Avec un numérique omniprésent, le partage d’information devrait permettre de capitaliser les talents au service de la réussite de l’entreprise. En plaçant l’expérience client et sa satisfaction au cœur de son ADN et en s’adressant à ses propres employés pour en faire ses ambassadeurs, elle devrait en même temps devenir « socialement vertueuse ».
Souplesse et entreprise contemporaine
Pour autant le nouvel Eden professionnel est-il apparu ? L’expérience du coaching dans des entreprises ayant adopté ce modèle, montre qu’il convient bien à des jeunes diplômés dotés d’une certaine ambition. Moins, à des personnes plus inscrites dans la rigueur d’une pratique régulière (services comptables, juridiques, notamment) et ressentant un certain besoin de sécurité. Finalement, l’individu s’adapte plus ou moins bien à son contexte selon son degré de souplesse. Parfois dans la souffrance (risques psychosociaux), d’autre fois, plus aisément.
Ce qui fait surtout la différence, c’est la qualité de l’environnement humain : hiérarchie, collègues, collaborateurs. C’est là, sans doute, dans l’attention portée aux personnes, que devraient se situer aujourd’hui les plus grands efforts des entreprises pour concilier efficacité sociale et économique. Les spécialistes de l’accompagnement professionnel peuvent légitimement voir là un élargissement de l’espace de leur intervention.
Malheureusement, quand la culture ambiante prévalant, quel que soit le type d’organisation retenu, est surtout faite de tableaux de pilotage chiffrés, de KPI (key performance indicator) et où tout ce qui ne se réduit pas à une abaque n’a aucune existence. Toutefois, il existe des dirigeants et des responsables qui, à la faveur d’événements ou d’analyses personnels, mesurent la profondeur du fossé entre vision exprimée et réalité vécue. Ve sont eux qu’il faudrait le plus épauler, car ils sont les meilleurs leviers d’un changement (positif) durable.
[1]WTAZLAWICK Paul et alii, L’invention de la réalité ; contribution au constructivisme, trad. Anne-Lise Hacker, 1981, coll. Points essais, Paris, 1996.
[2]Voir GALBRAITH John Kenneth, Matrix Organisation Designs : How to combine functional and project forms, Business Horizon Reveiw, 1971.
[3] D’HERBEMONT Olivier, Booster l’intelligence collective : la stratégie agile de transformation durable des organisations, Paris, Armand Colin, 2012.