Mon blog professionnel, à l'attention des dirigeants d'entreprises, fait un point régulier sur les questions de management, gestion des crises. Il suit de près l'actualité sociale, les risques psychosociaux et les négociations en cours
Voici un article que j'ai donné à la revue Médiat-Coaching il y a quelques temps. Allez voir, c'est intéressants http://www.mediat-coaching.com/blog.php
Coralie a sollicité un accompagnement pour retrouver la confiance en elle, progressivement décomposée au fil de deux années qu’elle décrit comme « infernales ». Elle n’est plus assurée de rien : ni de ses compétences professionnelles pourtant sanctionnées par un diplôme envié, ni de son aptitude à entrer en relation avec les autres, ni de sa capacité à continuer de mobiliser la petite équipe qu’elle encadre[1].
Dans les cauchemars qui la réveillent souvent, elle bascule entre la vision d’un monde en ruine et l’idée de son incapacité à agir avec pertinence. Elle sent, dit-elle sans pouvoir s’appuyer sur rien de tangible, que son compagnon s’éloigne d’elle. Elle, qui adorait recevoir des amis, ne voit désormais plus personne. Au bureau, il lui faut se faire violence pour ne pas déjeuner en solitaire. Chaque fois qu’elle s’autorise quelques jours de congés, elle les passe à s’enfoncer dans une léthargie pas même réparatrice.
Coralie ne sait plus comment s’y prendre, ni avec les gens ni avec elle-même et elle s’interroge sur sa légitimité à occuper ses fonctions. Certes, il ne fait aucun doute qu’après quelques séances, elle réévaluera le positif enfoui sous les décombres pour mettre en perspectives ses compétences et ses valeurs et élaborer son histoire préférée. À partir de quoi – parce qu’elle est combative - elle saura reprendre les rênes de sa vie et s’engager dans la voie qu’elle se sera choisie. Mais à quoi aurons-nous servi ? Aurons-nous joué les urgentistes d’un monde aspirant à se tenir au-dessous d’un taux d’attrition acceptable, à la façon d’une armée en campagne ? Inévitablement la question se pose quand bien même nous ne surévaluerions pas notre rôle social.
Se reconfigurer toujours
Il est certain que l’extension prise par le coaching et les professions du soutien s’inscrit dans le contexte d’une société qui maintient sa fuite en avant au prix de l’accroissement des « coûts de frottement » humains. D’ailleurs, le facteur humain – ou, mieux, la variable humaine – n’est désormais qu’une « ressource » parmi d’autres. À l’égal des autres (finance, technique, marketing, organisation…), elle doit demeurer modulable, ajustable et reconfigurable selon l’intérêt supérieur de l’entreprise, telle qu’elle est ici et maintenant (et qu’elle ne sera plus très bientôt). Une entreprise agile, au prix, pour ses collaborateurs, de toujours plus de souplesse mentale, culturelle, professionnelle, familiale et sociale afin qu’ils s’adaptent comme un liquide à tout récipient qui se proposerait de les contenir. Comme le note le sociologue Richard Sennett[2] à propos de l’ensemble des pays développés, « le jeune diplômé de niveau moyen peut s’attendre à changer au moins douze fois d’employeur au cours de sa vie active et à changer au moins trois fois sa base de compétences ».
Ce dont Coralie souffre, c’est donc bien de la liquéfaction de son monde. Tout se passe comme si elle subissait ce que les physiciens connaissent sous le nom « d’effet Venturi », c’est-à-dire l’accélération produite sur un flux (d’air, de liquide, d’information peut-être ?) traversant un entonnoir.
Or, il est clair que, dans son métier, Coralie est propulsée dans entonnoir de plus en plus serré à force de règles professionnelles empilées, de démarches qualité progressivement plus détaillées, de reportings accumulés, de marges d’autonomie de plus en plus réduites et d’objectifs chaque fois plus élevés (« faire mieux avec moins »). Et surtout, de délais toujours réduits combinés avec des effectifs eux aussi limités. Car, comme le remarquait il y a quelques mois le PDG d’Eurotunnel, réaliser un projet plus vite permet d’accumuler une valeur ajoutée plus importante dans le temps ainsi gagné : avec 10% de plus sur six mois plutôt que sur trois, mécaniquement, les résultats à présenter aux actionnaires sont meilleurs.
Au surplus, l’entreprise ayant choisi l’agilité, Coralie participe successivement à des équipes de projet réunies pour un à deux ans. Autour de ces missions se composent des collectifs de travail appelés à coopérer durant ce laps de temps réduit, avant que chacun s’en aille vers d’autres aventures. D’ailleurs, elle se plaint de devoir se séparer de collègues à peine leur connaissance faite. Sur quoi alors fonder le relationnel collaboratif, dont on sait combien il étaye l’estime de soi ? Chaque fois, dit-elle, elle se sent « pressée, consommée et expulsée », même si, comme experte reconnue, elle ne perd pas de temps en intermission.
Chaque jour, elle constate que l’accélération des temporalités a eu pour effet indirect de démanteler les collectifs de travail, précipitant les collaborateurs dans un isolement qui les ampute de l’essentiel de leur soutien social et les atteint dans leur propre identité[3].
Temps et déception
Alors, aurons-nous seulement servi à réparer une « ressources » pour la relancer aussitôt dans le flux professionnel, à la façon d’un dépanneur de bord de route ? Pour une part, ayons l’honnêteté de répondre par l’affirmative car, d’un point de vue socio-économique, c’est ce qui ne manque pas de se passer. Cependant, n’en déplaise à Hegel comme à Fukuyama, l’histoire ne s’achève pas à l’occasion d’une synthèse finale et les humains sont résilients. Le passé l’a amplement montré : ils apprennent toujours à se glisser dans les interstices d’une histoire tragique pour en écrire une nouvelle. Là se tient leur force adaptative.
Or, si nous apprenons quelque chose à nos clients, c’est bien à prendre le temps d’observer les problèmes rencontrés, de les regarder comme des problèmes extérieurs à eux-mêmes et, partant de là, à trouver les moyens personnels aptes à les résoudre. Si la question de l’accélération du temps se situe effectivement au cœur des problématiques professionnelles actuelles, le temps « gagné » s’analyse à la vérité comme du temps perdu. Perdu pour sa relation aux autres (collègues, collaborateurs, hiérarchie, clients, fournisseurs…), perdu pour soi en ce qu’il mine le jugement de beauté que nous portons sur notre travail. Pourtant, nous avons besoin pour solidifier notre identité professionnelle alors que, comme le note Christophe Dejours, le travail demeure « une condition immanente de toute connaissance du monde »[4].
Temps perdu aussi dans la maîtrise du réel, parce que cette soumission à l’urgence nous interdit d’appréhender notre contexte et nous conduit tout droit à une forme d’illusion que la stratégie nomme déception. Les stratèges - militaires, diplomates, politiques, entrepreneurs ou encore joueurs – pratiquent, en effet, la déception pour troubler la perception des événements par les autres acteurs, afin de masquer leurs projets et de se ménager l'effet de surprise. Or, le flux des informations qui le spécifient contracte notre monde à la vitesse de la lumière[5]. Tout se passe comme si le monde se brouillait sous nos yeux sidérés.
C’est pourquoi, en travaillant à la déconstruction de cette déception engendrée par l’extrême réactivité contrainte réclamée à Coralie et à ses collègues, nous produisons, au sens plein du terme, un acte politique. Menu, certes, mais politique. Au sens où, volens nolens, il se dresse contre l’emballement de la société dont nous sommes tous à la fois un peu victimes et un peu acteurs.
Et Coralie demanderez-vous ? Soyez assuré qu’elle ne se laissera plus imposer des fonctionnements qui ne lui conviennent pas. « C’est une question de dignité », a-t-elle affirmé en concluant notre dernière séance. Voilà donc un premier pas dont on peut espérer que d’autres, nombreux, le rejoindront dans sa marche vers une dignité restaurée. Résister, disiez-vous ?
[1] - Coralie est un personnage composite, formé de plusieurs destins intriqués, rencontrés au cours de ma pratique.
[2] Richard Sennett, Ensemble pour une éthique de la coopération, Albin Michel, Paris, 2014, p. 211.
[3] Sur l’impact du soutien social sur la construction de l’identité professionnelle, voir Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Cerf, Paris, 2007, chap. V.
[4] Christophe Dejours, Travail Vivant, tome 2 Travail et émancipation, Paris, Payot, 2009, p. 73.
[5] Cf. les analyses de Paul Virilio. Voir, notamment, Vitesse et Politique, Paris, Galilée, 1977.