Mon blog professionnel, à l'attention des dirigeants d'entreprises, fait un point régulier sur les questions de management, gestion des crises. Il suit de près l'actualité sociale, les risques psychosociaux et les négociations en cours
Jean François Billeter
Un paradigme
Éditions Allia, Paris, 2012, 126p.
Billeter traverse les frontières du dualisme qui nous imprime si fortement sa marque. Entre le corps et l’esprit, l’inné et l’acquis, la nature et la culture, il joue à saute-frontière à travers cette zone impensée de la philosophie européenne et s’appuyant pleinement sur son intime connaissance de la pensée asiatique (voir notamment, Leçons sur Tchouang-tseu et Chine trois fois muette).
Du corps à la pensée (aller-retour)
Ainsi explore-t-il la continuité existante entre la pensée et le geste, comme celui, si quotidien, de verser de l’eau d’une carafe dans un verre. À travers la description minutieuse de cette action, il montre ce qu’il nomme le « travail d’intégration » entre le corps et l’esprit (qu’il appelle « imagination », c’est-à-dire la faculté dont nous disposons de produire en nous des images porteuse de signification). Soit la réverbération mutuelle de l’acte en train de se faire et de la pensée en train de le penser en vue « de nous représenter l’ensemble de notre expérience de façon cohérente » (p.22) qui crée la puissance agissante. « Lorsque la conscience se fait pure spectatrice, ne devient-il pas évident que c’est le corps qui agit (…) ?», interroge-t-il (p. 46).
L’idée elle-même se présente alors comme une manifestation incertaine à laquelle le mot donne une forme définie et stable à laquelle l’écriture vient ensuite donner sa permanence. « Par cette double transformation, l’idée accède à la durée », note-t-il (p.25). Mais, en lui conférant sa forme, le mot crée la chose. Ce travail d’objectivation fixe la chose en soi en cette chose telle que nous l’imaginons pour entrer en relation avec elle. Partant de cette analyse, JF Billeter distingue le monde (l’ensemble des choses parmi lesquelles nous vivons) de la réalité (ce qui existe hors et indépendamment de nous) pour comprendre que, dans une même réalité, nous puissions vivre dans des mondes différents. « Sans le langage, il n’y aurait pas de pluralité des mondes », affirme-t-il. Et « qui dit pluralité des mondes dit conflit des mondes » (p.31).
Du sens à l'agir
Une analyse dont il n’est pas besoin de souligner l’intérêt éthique pour tous ceux qui font profession de s’intéresser aux autres et de les accompagner. D’autant que creusant encore le filon, Jean-François Billeter ajoute plus loin que « c’est l’intégration qui crée la vie » (p.71). Entendons ici que le lien intime unissant le corps et l’esprit est à l’origine de l’agir humain.
Pour l’auteur, le sens d’un mot s’élabore, tout comme la pensée, dans la synthèse que produit notre imagination en unifiant des sensations, des souvenirs et une somme d’expérience. « Il n’y a donc de sens qu’au sein de notre activité, lorsqu’elle atteint un certain degré d’intégration », complète-t-il (p. 103). Voilà donc qui fonde en philosophie une bonne part des démarches « new age » dont on mesure combien elles visent à rendre vivable la réalité durcie et précipité dans laquelle nous baignons. D’ailleurs, souligne-t-il avec justesse, « la crise actuelle pose avec une acuité sans précédent la question des fins » (p.115) et ce qui se noue en nous réplique ce qui se joue dans la société.