Christophe Dejours
Travail Vivant
tome 2 Travail et émancipation
Paris, Payot, 2009, 242 p.
Psychanalyste et psychiatre, professeur au Conservatoire National des Arts et Métiers, Christophe Dejours s’attache à produire une théorie du travail qui accorde à la pratique professionnelle une place aussi structurante que la sexualité dans les conceptions de Freud : « une théorie du travail qui soit aussi une théorie de l’être humain, de l’intelligence individuelle et de l’intelligence collective. En d’autres termes, dit-il, ce dont on a besoin, c’est d’une théorie du « travail vivant » (p. 214), qualifiant son approche de « paradoxe de la double centralité », centralité de la sexualité pour la psychanalyse et centralité du travail pour la psychodynamique du travail.
Pour l’auteur, opposé aux théories de l’aliénation dans le travail, celui-ci serait « une condition immanente de toute connaissance du monde » (p. 73), un moyen d’émancipation qui implique l’intelligence du travailleur dans son corps à corps avec la matière, l’outil ou l’objet technique. Il introduit ainsi une distinction féconde entre l’action (celle que décrivent les démarches processuelles) et l’activité qui désigne le résultat de la production. Dit autrement, le travail de production (poïesis) est une épreuve pour la subjectivité tout entière d’où émergent de nouvelles habiletés, à la condition que cette épreuve soit relayée par un deuxième travail (arbeit) de soi sur soi, ou de transformation de soi.
A contrario, le travail révèle les maladresses, les limites du corps et les incomplétudes ou failles de l’identité. C’est pourquoi, nous avons également besoin de la théorie d’un sujet qui, à raison de ses vulnérabilités, peut aller soit vers l’accomplissement, soit vers un retournement contre lui-même. « Le travail, de ce fait, écrit Dejours, est un carrefour pour la fragilité constitutive de l’être humain » (p. 216).
Mais le travail, acte politique s’il en fut, est aussi le lieu du collectif et de la coopération. Or, la coopération exige un certain nombre de condition pour émerger : confiance et loyauté, éthique, arbitrage, consentement et discipline. « L’espace de délibération spécifique de la coopération est donc structuré comme un espace public », note-t-il en reconnaissant ce qu’il doit à Habermas (p. 81). Cette activité, Dejours la qualifie donc de déontique (du grec déon, le devoir). Je parlerais, pour ma part, d’une éthique performative.
Pour se déployer, l’activité déontique exige certaines conditions que nous croisons lorsque nous examinons les situations de risques psychosociaux : autonomie vis-à-vis de l’organisation du travail, soutien et confiance entre les acteurs. Toutes choses rendues quasi impossibles par les démarches d’individualisation de la performance et de la rémunération associée qui « banalisent les conduites déloyales entre collègues », remarque l’auteur en s’appuyant sur sa riche expérience clinique. « La peur et la déloyauté ont permis de continuer à dégraisser les effectifs sans que s’y opposent des mouvements sociaux de résistance significatifs. D’où il résulte un indéniable accroissement de la productivité et de la rentabilité du travail vivant », avec, pour contrepartie, « l’aggravation gigantesque des pathologies de surcharge et des pathologies mentales allant désormais jusqu’au suicide » (p. 86).
Pourtant, l’expérience montre que l’on pourrait « poser l’hypothèse que, dans la gestion de toute situation de travail, il est plus rationnel de tenir compte de la rationalité subjective des conduites que de l’écarter au nom des rationalités téléologiques et axiologique » (p.111). C’est ainsi que l’on pourra comprendre deux injonctions contradictoires au travail dans la coopération : le zèle et l’autolimitation et que l’on parviendra à « honorer la vie par le travail », selon sa jolie formule (p. 151).
Voilà un ouvrage majeur, essentiel pour qui entend considérer la part d’humain à réinjecter dans le travail pour qu’il devienne, lui aussi, soutenable.