Boris Cyrulnik et Edgar Morin
Dialogue sur la nature humaine
La Tour-d'Aigues, L'Aube poche, 2010, 75 pages
Vous voulez disposer rapidement d'une réelle compréhension de la notion de complexité, chère à Edgar Morin et d'une perspective sur le constructivisme en sciences humaines, parce que ces théories sont essentielles aujourd'hui? Alors lisez ce petit ouvrage de 78 pages, issu d'un échange entre Boris Cyrulnik, le père de la notion de résilience, et Edgar Morin. C'est limpide et profond.
Sur la complexité
B. C. "Soit nous décidons d'être spécialiste, une situation tout à fait confortable intellectuellement puisqu'il nous suffit d'accumuler de plus en plus d'information sur un point de plus en plus précis (...). Soit nous décidons d'être généraliste, c'est-à-dire mettre notre nez, un peu à chaque fois, dans la physique, la chimie, la biologie, la médecine légale, la psychologie : on finit alors par n'être spécialiste en rien, mais on a la meilleure opinion sur la personne qui nous fait face et qu'on appelle l'homme".
En réponse, E. M. nuance le propos en soulignant qu'il n'est pas interdit de disposer d'un corpus de connaissances approfondies mais que "le vrai problème est de pouvoir faire la navette entre des savoirs compartimentés et une volonté de les intégrer, de les contextualiser ou de les globaliser". Ainsi a-t-il constaté que l'anthropologie - la science de l'homme- est "quelque chose de tronqué, de mutilé" car on y élimine l'homme biologique. Et d'ajouter : "mais il y a besoin d'un long commerce pour que l'interdisciplinarité devienne féconde". Plus loin, on trouve cette définition éclairante : "la pensée complexe essaie en effet de voir ce qui lie les choses les unes aux autres, et non seulement la présence des parties dans le tout, mais aussi la présence du tout dans les parties". Comment ne pas les dissocier? "L'idée qui me semble très importante, souligne E.M., est celle d'émergence"... Une leçon pour le coach qui cherche à pénétrer le fonctionne d'un tout - l'entreprise, l'équipe, le service- à travers le contact avec son client.
Sur l'homme
Un premier constat oriente la réflexion sur le développement de l'homme. Un petit d'homme qui vient au monde ne peut devenir qu'un homme, du fait de son programme génétique. En même temps, il peut devenir "mille hommes différents selon son façonnement affectif, maternel, familial et social. Même la société peut participer à la structuration du cerveau!", s'exclame Boris Cyrulnik en ajoutant que l'isolement et la privation de l'autre ne permettent pas à l'homme de se construire (on nomme ces cas, en Allemagne, les "Gaspar Hauser"). Nous nous construisons donc, au moins en partie, dans cet espace interstitiel qui nous relie à nos semblables et au monde.
En même temps, en concevant le monde, nous le virtualisons et cette dimension cognitive crée autour de nous "une noosphère, c'est-à-dire une sphère de produits de nos esprits (...) qui va entourer l'humanité comme les nuées qui entouraient la marche des Hébreux dans le désert", souligne E.M. en ajoutant : "Je pense que nous ne réalisons pas que les idées - qui sont désormais nos intermédiaires nécessaires pour communiquer avec la réalité - vont aussi masquer la réalité et nous faire prendre l'idée pour le réel". "Le principal organe de la vision, c'est la pensée", note-t-il un peu plus loin.
Il faut en effet constater, avec B.C. que si les animaux vivent dans un monde essentiellement contextuel, "l"homme, lui, vit essentiellement dans un monde du récit, du virtuel, de l'aabstraction, des lois méthématiques. Nos émotions ont un pied dans la matière cérébrale". Ainsi,notre pensée organise-t-elle notre perception du réel et entre nous, le monde et nos semblables se construisent des inter-relations qui favorisent la diversité humaine. Accomplir l'unité de l'espèce humaine tout en respectant sa diversité, est donc non seulement une idée de fond, mais un projet essentiel.
Sur la vérité
Lorsqu'une opération est réalisée en laboratoire, on constate qu'elle est un leurre en ce sens qu'elle isole les phénomènes et simplifie la réalité. Il en va de même des idées : lorsqu'elles sont organisées en théories, celles-ci se critiquent et se régénèrent. Quand elles s'enferment en doctrines, elles s'enkystent. "Il me semble que lorsqu'une théorie devient trop cohérente, elle perd sa fonction de pensée, note B.C.;elle sert à unir certes, mais non à penser". Un peu plus loin, il ajoute, "les seuls à avoir des certitudes sont les délirants".
Faire oeuvre de culture, c'est alors donner au citoyen la capacité de dépasser les frontières et les compartiments clos des différents domaines du savoir. C'est, en même temps, faire oeuvre démocratique car elle permet de décrire une vérité et une identité plurielles, tout au rebours de la vérité absolue à laquelle se réfèrent tous les grands crimes contre l'humanité.
Le danger aujourd'hui "c'est le fragment -le fragment nationaliste- qui veut se considérer comme la seule vraie totalité", conclut Edgar Morin, tandis que Boris Cyrulnik note en écho, "il faut être soi pour rencontrer".